16.
Hostilité
15 décembre 1982
Cette année, nous allons fêter Noël pour la première fois. On a pris l’habitude de fréquenter l’église du village, et les gens sont très gentils avec nous. C’est drôle, le gui et toutes ces décorations de Noël rouges et vertes me rappellent Yule… Mais jamais plus nous ne célébrerons notre fête.
Le village est charmant, bien plus verdoyant que New York ! La nature est omniprésente, et je peux enfin sentir l’odeur de la pluie.
Je dois sans cesse me retenir de lancer un sort, que ce soit pour chasser les limaces, attirer le soleil ou faire lever mon pain. Ma vie est ordinaire, désormais. Il le faut, plus de magye, de sorts, d’incantations. Plus jamais.
Enfin, j’adore notre petite maison. Elle est coquette et vite nettoyée !
Je n’arrive pas à oublier la catastrophe qui s’est abattue sur nous. Elle est gravée au fer rouge dans mon âme. Mais je suis heureuse d’être venue vivre ici avec Angus. Je me sens en sécurité.
M.R.
* * *
Comme d’habitude, le vestiaire des filles sentait à la fois la sueur, le déodorant et le shampooing. À côté de moi, Tamara a enfilé son short de sport et s’est assise pour mettre ses chaussettes. Quand j’ai enlevé mon tee-shirt, je l’ai vue jeter un œil vers le pentacle en argent qui pendait à mon cou. Je me suis baissée pour lacer mes baskets, me demandant si elle savait qu’il symbolisait mon engagement envers la Wicca et envers Cal.
De l’autre côté de la pièce, Bree se changeait près de son casier. Comme Raven était en terminale et n’avait pas sport avec nous, Bree se retrouvait toute seule, ce qui n’arrivait pour ainsi dire jamais.
Ses yeux ont croisé les miens, et j’ai été choquée par leur froideur. Dire qu’à une époque on s’était promis de tout se dire ! J’avais été la première à apprendre qu’elle avait perdu sa virginité, qu’elle avait fumé un joint et qu’elle avait découvert que sa mère avait une liaison. De mon côté, je n’avais jamais rien eu de croustillant à lui confier, jusqu’à aujourd’hui. Mais, évidemment, je ne pouvais rien lui révéler.
— Hé, Morgan, a lancé Tamara en réunissant ses frisettes dans une queue-de-cheval. Devine qui m’a demandé de sortir avec lui !
— J’en sais rien, dis-moi ! ai-je répondu en séparant mes cheveux en deux longues tresses qui me donnaient une allure de Pocahontas irlandaise.
— Chris Holly, a-t-elle murmuré.
— C’est pas vrai ! Et qu’est-ce que t’as répondu ?
— J’ai refusé ! D’une, je suis sûre qu’il l’a fait simplement parce qu’il est nul en maths et qu’il a besoin de cours particuliers. Et de deux, j’ai bien vu comment il s’était conduit avec Bree, cet abruti ! D’ailleurs, pourquoi vous vous faites la gueule, toutes les deux ? T’as essayé de lui piquer Cal ?
— Pas du tout ! C’est vrai qu’il me plaisait, mais je savais que Bree l’aimait beaucoup et je pensais qu’ils finiraient ensemble… Sauf que Cal m’a choisie moi, et pas elle.
Soudain, on a entendu le sifflet de la prof de sport qui venait d’entrer dans la pièce. Qu’est-ce qu’elle pouvait l’aimer, son sifflet !
— Les filles, comme il pleut aujourd’hui, vous allez me faire cinq fois le tour du gymnase, mais à l’intérieur. Hop, hop, hop !
On est sorties du vestiaire en ronchonnant et on a commencé à trotter. Tamara et moi avons dépassé Bree, qui traînait exprès.
— Sale sorcière, a murmuré Bree.
Les joues en feu, j’ai fait mine de ne pas entendre.
— Elle t’a traitée de salope, m’a chuchoté Tamara, qui avait mal entendu. Quelle mauvaise perdante ! En plus, elle ne sortait même pas avec lui. Il les lui faut tous, ou quoi ?
Puis les garçons nous ont rejointes et ont commencé à courir dans le sens inverse. Certains ne se gênaient pas pour nous siffler ou envoyer des vannes. Quand j’ai croisé Robbie, j’ai eu droit à une grimace qui m’a fait rire.
— En réalité, Bree m’a assuré qu’ils étaient sortis ensemble une fois, ai-je rectifié, le souffle court.
Plus exactement, Bree m’avait dit qu’ils avaient couché ensemble. Ce qui n’était pas tout à fait pareil.
— Ça ne voulait rien dire, a répondu mon amie en haussant les épaules. À propos, tu ne dois pas être au courant non plus : Janice a un mec !
— C’est vrai ? Qui ça ?
— Ben. Ils sont en période d’essai !
— C’est génial, je suis sûre que ça va marcher entre eux, ils s’entendent tellement bien…
Quel bonheur de pouvoir avoir une conversation de lycéenne normale ! Si la Wicca avait été un bouleversement incroyable dans ma vie, elle m’avait aussi isolée des autres.
Après l’échauffement, on a formé plusieurs équipes de six pour jouer au volley – garçons sur un terrain, filles sur l’autre. Je me suis retrouvée dans la même équipe que Tamara, contre celle de Bree.
Pendant que la prof donnait des consignes, j’ai entendu Bettina et Paula parler de Robbie. Elles n’en revenaient pas qu’il soit devenu si beau, et se demandaient même s’il sortait avec quelqu’un. Eh bien, Robbie allait bientôt avoir un fan-club !
Comme tout le monde chuchotait en même temps, j’ai dû me concentrer pour entendre la suite de leur conversation.
— Dommage qu’il traîne avec Cal et ses sorcières, a continué Bettina.
Quoi ? C’est comme ça qu’on nous avait surnommées, au lycée, les « sorcières » ?
Après ça, les équipes ont pris place sur les terrains et les matchs ont commencé. C’est Bree qui devait servir et, alors qu’elle s’apprêtait à frapper la balle, elle s’est fait siffler par un des mecs : Seth Moore, un beau gosse qui portait deux anneaux à l’oreille gauche et qui lui souriait comme un loup affamé. Elle l’a encouragé en lui envoyant un baiser.
— Toi et moi, poupée, c’est pour quand ?
— Quand tu veux, mon vieux ! lui a-t-elle lancé en riant.
Puis elle m’a regardée de haut, l’air de dire : « C’est pas à toi qu’un mec proposerait ça ! » Seth a fait mine de se précipiter sur elle, et ses copains, de le retenir. Tout le monde se marrait, tout le monde sauf moi et Chris – l’ex de Bree –, ainsi qu’une troisième personne : Robbie. Les poings serrés et la mâchoire crispée, il regardait Bree et Seth d’un œil jaloux. Robbie ? Jaloux ? Il ne m’avait jamais dit qu’il s’intéressait à Bree…
— Hé, Bree, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? l’a réprimandée la prof, qui perdait patience.
Bree m’a offert un sourire méprisant, comme pour m’enfoncer un peu plus et affirmer sa supériorité. J’ai senti la colère monter en moi. En la regardant droit dans les yeux, j’ai passé la main dans le col de mon tee-shirt pour en sortir mon pentacle.
Elle a pâli, puis elle a froncé les sourcils, a lancé la balle en l’air et l’a frappée de toutes ses forces dans ma direction. Par réflexe, j’ai voulu me protéger le visage, mais trop tard : j’étais déjà par terre, sonnée de m’être pris la balle en pleine figure. J’ai senti du sang me remplir le nez et la bouche. Je me suis relevée pour courir aux lavabos, la main plaquée sur mon visage, ce qui n’a servi à rien : le sang dégoulinait sur mon jogging.
Tout le monde avait assisté à la scène et la commentait maintenant à voix basse. La prof est arrivée et m’a demandé d’enlever ma main pour lui laisser constater l’ampleur des dégâts. J’ai obéi, révélant mon visage ensanglanté, et j’ai vu Bree me regarder avec inquiétude, horrifiée par son propre geste.
Elle a ouvert la bouche et j’ai lu sur ses lèvres qu’elle disait : « Je suis désolée. » Elle ressemblait tellement à la Bree d’avant que je me suis presque sentie heureuse. Puis j’ai commencé à avoir mal, très mal.
— Il va falloir appeler ta mère, Morgan, a annoncé la prof. Tu peux te lever ? Viens dans mon bureau, je vais te donner de la glace pour que ça n’enfle pas. Les autres, retournez jouer. Bettina, va chercher des serviettes en papier pour essuyer tout ce sang, que personne ne glisse dessus. Bree Warren, tu viendras me voir dans mon bureau à la fin de l’heure.
En partant, j’ai jeté un dernier coup d’œil vers Bree, mais toute trace d’amitié ou d’émotion avait disparu de son visage. J’en aurais pleuré.
Ma mère m’a emmenée passer une radio aux urgences. Bilan : j’avais le nez cassé et la lèvre fendue, ce qui m’a valu un point de suture. Dommage qu’Halloween soit passée, avec ma tronche, j’aurais fait un malheur…
Je n’en revenais pas que les choses entre Bree et moi aient dégénéré à ce point.